Il y a seulement une semaine de cela la rumeur avait soudainement enflé : Renault et Fiat Chrysler Automobile s’apprêtaient à engager des négociations en vue d’un rapprochement. La confirmation officielle est venue dès le lundi 27 mai, annonçant la volonté d’une fusion des deux groupes à 50/50. Pour les aficionados du Losange c’est tout d’abord l’enthousiasme, voire carrément le triomphalisme, qui prévalait autour de cette nouvelle. Mais la semaine qui vient de se passer, durant laquelle de nombreuses interrogations se sont faites jour, a sérieusement rafraichi l’ambiance. De prédateur surpuissant sûr de sa force et prêt à devenir rien moins que le plus grand groupe automobile mondial avec ses alliés Renault apparait aujourd’hui, pour certains, comme le dindon de la farce prêt à se faire dévorer tout cru par l’ogre italo-américain. Pourquoi cette fusion semble-t-elle si délicate et quelles sont les hypothèses à moyen et long terme ? On fait le point et on essaye d’apporter des éléments de réponse.
Quel est le projet officiellement annoncé et dans quel but ?
C’est à terme, c’est-à-dire probablement pas avant de très nombreux mois, une fusion totale de Renault et du groupe FCA qui est prévue selon un partage absolument égalitaire de 50/50. Dans les faits cela signifierait la création d’une nouvelle entité régie par le droit néerlandais sous la forme d’une société à responsabilité limitée publique dites NV (naamloze vennootschap) proche de ce que nous désignons sous le terme de société anonyme (SA). Elle serait naturellement basée en Hollande, comme c’est déjà le cas pour le siège social de FCA ou pour celui de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Dans cette nouvelle entité les actionnaires actuels des deux groupes se retrouveraient avec 50 % des parts, après toutefois le versement d’un dividende exceptionnel de 2,5 milliards d’euros à ceux de FCA afin de compenser le différentiel de valeur des deux groupes.
La nouvelle société ainsi créée deviendrait l’un des tous premiers groupes mondiaux du secteur automobile, le troisième a priori, avec environ 8,7 millions de véhicules produits par an. Elle compterait un portefeuille de marque aussi diverses que variées, serait présente sur la totalité des segments et des marchés mondiaux et pourrait surtout engendrer des économies d’échelle particulièrement conséquentes. L’utilisation de plateformes communes, la synergie (à réaliser) des secteurs de R&D des différents constructeurs et la possibilité d’utiliser plus efficacement l’outil industriel offrirait, selon les premières estimations données par les protagonistes, la possibilité d’une économie de l’ordre de 5 milliards d’euros par an. De quoi réjouir les investisseurs qui ont d’ailleurs immédiatement réagi très positivement lundi en propulsant les titres de Renault à Paris ou de FCA à Milan vers les sommets tandis que PSA, qui apparait de prime abord comme le prétendant rejeté dans cette affaire, dévissait sur le marché parisien en même temps que son PDG Carlos Tavares faisait part de son grand agacement via une critique virulente de FCA.
Qui mène la danse ?
Dans un tel projet la question se pose tout naturellement car y répondre permet instantanément de voir les choses autrement. Si le fait marquant est cette fusion égalitaire à 50/50 qui doit servir de base de négociation, rien à ce stade ne permet d’affirmer vraiment que ce sera celui qui déterminera effectivement la nouvelle entité, si elle voit le jour. Tout dépend en fait du rapport de force entre les deux groupes qui, selon l’éclairage qu’on lui porte, bascule d’un côté ou de l’autre.
A priori c’est Renault qui apparaissait en position de force dans ce rapprochement. Le groupe va financièrement bien, ses marques couvrent des segments assez différents et complémentaires (mais pas tous naturellement), il est très bien placé sur le marché européen des véhicules électriques et il fait surtout déjà partie d’une alliance mondiale qui a terminé l’année 2018 sur la première marche du podium.
La position de FCA ne semblait pas aussi sereine. Si le groupe possède en théorie de nombreuses pépites dans son portefeuille de marque, le fait est que la plupart d’entre elles sont à la peine (voire à l’agonie) et que seules Jeep, RAM et, dans une moindre mesure, Dodge s’en sortent bien. Les usines européennes tournent au ralenti, les objectifs fixés par feu Sergio Marchionne n’ayant pas été atteints, les émissions moyennes de CO2 très élevées qui le condamnent à de lourdes amendes de l’UE dans les mois à venir ont forcé le groupe à signer un accord avec Tesla, FCA étant qui plus est totalement à la traine sur les VE, et, surtout, le groupe italo-américain est, dans cette affaire, le quémandeur. Une position de demandeur, et donc d’infériorité, qui lui colle d’autant plus à la peau qu’elle existe depuis plusieurs années, FCA ayant jusqu’ici toujours échoué à trouver un partenaire qui semble de plus en plus vital pour lui.
Renault au creux de la vague
Si l’on s’en tient à ces constatations il n’y aurait pas photo dans le rapport de force et l’idée d’une fusion 50/50 apparait alors bien peu réaliste voire carrément saugrenue. Sauf qu’il y a d’autres réalités. A commencer par la réalité financière constituée par la capitalisation des deux groupes. Sur ce plan le petit poucet n’est pas FCA, bien au contraire puisque le groupe italo-américain affiche avec 19 milliards d’euros une capitalisation supérieure à celle de Renault (environ 17 milliards). Le français a par ailleurs largement subi le contrecoup de l’affaire Ghosn et a vu sa cotation en bourse fortement chuter. Elle est au plus bas depuis plus de cinq ans et FCA, en opportuniste, cherche à utiliser cette faiblesse inhabituelle dans les négociations. Mais l’affaire Ghosn a surtout révélé que la position du losange au sein de l’Alliance n’était pas aussi confortable qu’elle pouvait le laisser paraitre, Nissan cherchant visiblement à réaffirmer clairement que le poids lourd dans cette union c’est lui. De son côté la vente réussie de Magneti-Marelli au japonais Calsonic Kansei (pour près de 6 milliards d’euros) a redonné de l’air à FCA et surtout du cash pour le groupe et pour ses actionnaires ravis de l’opération.
Mais c’est pourtant l’annonce d’une fusion à 50/50 qui a été faite. Et cela place FCA dans une position autrement plus confortable car, dans ces conditions, ses actionnaires seraient les grands gagnants de l’opération. Enfin, surtout un. De fait, une fusion a égalité reviendrait à diviser par deux les parts actuellement détenues par chaque actionnaire dans leur groupe respectif. Dans ces conditions, Exor, la holding de la famille Agnelli qui détient actuellement 29 % de FCA se retrouverait actionnaire majoritaire du nouveau groupe avec 14,5 % des titres contre seulement 7,5 % pour l’État français ou pour Nissan. L’homme fort du nouveau groupe, dont l’organigramme est déjà évoqué, serait son nouveau PDG John Elkann (actuellement à la tête d’Exor) qui n’est autre, rappelons-le, que le petit fils de Gianni Agnelli. L’actuel PDG de Renault-Nissan, Jean-Dominique Senard, se retrouverait seulement DG de la nouvelle société. De quoi laisser planer le doute sur la pérennité de la marque française surtout si l’on se souvient seulement des fusions/acquisitions réalisées dans divers secteurs ces dernières années… avec Alstom, Siemens et General Electric par exemple.
De l’économie aux relations internationales
La difficulté à réaliser cette fusion tourne aussi autour de l’actionnariat particulier de Renault et des relations diplomatiques tendues entre la France et l’Italie depuis plusieurs mois. L’Etat français étant au capital de l’entreprise de Boulogne-Billancourt il se retrouverait donc également présent dans le groupe fusionné avec 7,5 % des actions. En soi cela ne pose aucun problème spécifique mais cela n’a pas manqué de faire réagir l’exécutif italien. D’abord sur le contexte de révélation des informations puisqu’il semblerait que John Elkann ait averti Paris assez nettement avant Rome quant à son projet. De quoi agacer un Matteo Salvini qui, dans ce que certains analysent comme une forme de désarroi, s’est empressé d’émettre l’hypothèse d’une prise de participation de l’État italien dans la nouvelle entité. Un groupe italien qui semble avoir plus confiance en le gouvernement français qu’en son propre gouvernement et une opposition devenue frontale entre Emmanuel Macron et Matteo Salvini pourrait promettre quelques passes d’armes agitées au sein du conseil d’administration.
En attendant qu’une telle situation se présente, ce qui apparait toutefois peu probable, le gouvernement français par la voie de son ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, s’est d’ores et déjà déclaré favorable à cette fusion. Tout comme le gouvernement italien d’ailleurs mais sans doute pas avec les mêmes arrières pensées quant aux conséquences sociales de la fusion. Les usines italiennes de FCA, qui tournent pour la plupart d’entre-elles à seulement 50 % de leurs capacités, pourraient ainsi bien être la cible prioritaire d’un plan de restructuration global qui arrivera nécessairement une fois le nouveau groupe constitué. Mais, « en même temps », il y a tout autant de raisons de s’inquiéter côté français compte tenu du certain amateurisme dont semblent faire preuve les autorités gouvernementales sur ce genre d’opération. Et, là encore, on évoquera cette actualité brulante, guère reluisante pour l’exécutif, à Belfort ou à Saint-Saulve.
Et Nissan dans tout ça ?
Il faut le préciser, la fusion qui s’annonce n’est pas une fusion de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi avec Fiat Chrysler Automobile mais uniquement une fusion entre Renault et FCA. Néanmoins cela supposera quand même peu ou prou la même chose quand il s’agira de communiquer, les dirigeants s’empresseront alors sans doute de parler le l’Alliance au sens large pour se présenter comme le plus grand groupe automobile mondial. Et de loin puisque ce paquebot industriel représentera un volume d’environ 16 millions de véhicules annuel qui naviguera très loin devant des entités devenues presque ridicules comme Volkswagen ou Toyota.
Sur la fusion, Nissan n’a a priori pas son mot à dire. D’ailleurs les premières approches (commencées sous l’ère Carlos Ghosn) et la préparation de la négociation actuelle, se sont faites sans en informer le japonais. L’inquiétude pointait chez les responsables de Renault le week-end dernier puisqu’ils s’attendaient à ce que les dirigeants de Nissan soient furieux. Il faut dire que cette décision de Renault de se rapprocher de FCA ressemble fort à un bon moyen de rééquilibrer les rapports de force avec son alliés, un déséquilibre et surtout des désaccords, sous-jacents depuis plusieurs années, s’étant largement faits jours au travers de l’affaire Ghosn. Cela ressemble aussi à une réponse à l’acquisition de Mitsubishi par Nissan qui s’était faite, là aussi, sans en informer le partenaire français.
Cependant la réaction du japonais s’est avérée bien plus mesurée puisqu’il s’est déclaré ouvert à toute proposition. Il pourrait en effet y retirer un premier avantage non négligeable, obtenir à nouveau des droits de vote au conseil d’administration de Renault-FCA, dont il est privé par l’accord RAMA de 2002 soumis au droit français et non, comme la nouvelle entité, au droit néerlandais (Renault détient 43,4% du capital de Nissan et le groupe japonais possède en retour 15% de Renault, mais aucun droit de vote). Un accord qui semble plus que jamais proche d’une renégociation, sans doute pas favorable à Renault. Néanmoins Nissan devra la jouer fine car ses mauvais résultats actuels contribuent fortement à la baisse du titre de Renault et fragilisent donc d’autant la position du Losange dans la négociation.
Les négociations dans le dur
Rien n’est donc acquis dans cette fusion qui pour le moment reste très largement hypothétique. D’ailleurs les premiers retours de cette semaine de négociation s’avèrent catastrophiques, Renault accusant d’ores et déjà FCA de vouloir purement et simplement l’absorber et considère la base 50/50 comme totalement inappropriée puisqu’uniquement basée sur une conjoncture boursière défavorable au Losange ne reflétant pas la réalité. En l’état Renault ne semble absolument pas prêt à négocier quoi que ce soit alors que du côté FCA on annoncerait déjà que « c’est à prendre ou à laisser » faisant totalement fi de sa situation pourtant très critique. La décision de Mike Manley (PDG de FCA) de vendre 250 000 de ses titres après la hausse de 8 % constatée lundi, et que certains considèrent déjà comme un délit d’initié, n’est pas faite pour apaiser les tensions. Enfin, il semblerait aussi que le ton pris par Bruno Le Maire ce week-end se soit montré nettement plus agressif (John Elkann était au ministère samedi), refusant toute idée d’une fusion au désavantage de Renault. Du coup FCA aurait déjà fait évoluer son offre en proposant notamment d’installer le siège social des activités opérationnelles du groupe fusionné en France et d’accorder à l’État français un siège à son conseil d’administration.
Il convient donc de rester prudent quant au débouché potentiel de cette fusion qui reste, encore une fois, très hypothétique en l’état actuel des choses et qui semble aussi mal engagée que les précédents dans le domaine (Daimler-Chrysler, BMW-Rover). Cette nouvelle semaine de négociation sera sans doute riche en nouveaux rebondissements, le conseil d’administration de Renault devant se réunir mardi pour apporter des réponses aux propositions.