Le Nouvel Automobiliste
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Dossier : sortie de route pour le marché de l’automobile avec la voiture autonome ?

« La voiture est étrange : à la fois comme une petite maison et comme un vaisseau sidéral » écrivait Philippe Delerm dans son ouvrage La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules[1]. Cette affirmation se vérifie d’autant plus aujourd’hui avec le développement de la voiture autonome. Du vaisseau elle emprunte des technologies toujours plus modernes qui rendront le rôle du pilote obsolète, le libérant ainsi de l’obligation de conduire. De la maison elle reprendra les autres activités (de communication, de loisir, de détente) sur lesquelles pourra se focaliser l’attention de l’usager du moyen de transport individuel autonome.

La physionomie de la voiture va changer profondément. Le plus notable sera la disparition du volant, et de manière générale des instruments de conduite, tels que le pédalier, la commande de boîte de vitesses, etc. L’habitacle va se transformer, délaissant les sièges tournés vers la route pour les fauteuils et banquettes mobiles. Les écrans de divertissements vont se multiplier, permettant d’accéder à des bibliothèques d’applications, des jeux-vidéo en ligne ou des magazines dématérialisés.

Est-il possible de s’interroger sur l’impact de ce nouveau moyen de mobilité autonome sur le marché de l’automobile ? Le consommateur accordera-t-il la même importance à un objet qui ne servira qu’à le transporter qu’a ce qu’il accordait à un véhicule qu’il conduisait ?

Sans doute devrons-nous parler de « solution de mobilité » plutôt que de plaisir de conduite, bouleversant la répartition du marché automobile.

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L’automobile, un objet obsolète

La propriété de l’automobile n’est pas rationnelle d’un point de vue économique. Selon les statistiques de l’Automobile Club Association, le budget de l’automobiliste pour une citadine essence était en 2017 de 6 063 €[2]. Ce nombre est constitué du prix catalogue combiné à la valeur de reprise, des dépenses d’entretien, des primes d’assurance, des postes de péage et de garage ainsi que des prix des carburants. L’ensemble de ces indices était en hausse par rapport à l’année précédente, menant à une augmentation du budget annuel de 3,1 % sur un an. Le rapport conclut que pour un kilométrage annuel moyen de 8 368 km avec une consommation moyenne de 7,6 litres aux 100 km, le coût de chaque kilomètre s’élevait à 0,702 €. Ces chiffres élevés sont à comparer avec l’utilisation moyenne d’une voiture. En effet, une étude réalisée en 2014 par le bureau de recherche 6t co-financée par l’Agence de l’Environnement et de la maîtrise de l’Énergie (ADEME) indiquait qu’une voiture particulière restait inutilisée 95% du temps[3]. L’utilisation principale du véhicule consiste en des aller-retours entre le domicile et le lieu de travail. Hors de ces migrations pendulaires, la voiture demeure garée potentiellement sur une place de stationnement payante, engageant encore davantage de dépenses. Ainsi, le rapport coût/utilisation est très dégradé.

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Toutefois, la propriété demeure encore aujourd’hui la norme en matière d’automobile : 81,2 % des ménages disposaient en 2015 d’au moins une voiture selon l’INSEE[4]. L’autopartage reste une solution quantitativement limitée et ne s’adresse qu’à une tranche de population vivant dans de grandes agglomérations. Cet attachement peut trouver deux explications. L’une pratique : l’automobiliste souhaite pouvoir disposer en n’importe quel lieu et à tout moment d’un véhicule avec lequel il pourra se déplacer à sa guise. Mais avec un véhicule autonome, celui-ci sera disponible sur commande, dans des délais brefs, au lieu souhaité par l’usager, sans qu’il n’ait besoin de se rendre dans une station d’autopartage, la voiture s’y rendant de manière autonome. L’autre explication est plus psychologique : une relation affective s’instaure entre le conducteur et « sa » voiture. « C’est aussi l’un des objets les plus investis symboliquement, et le fait qu’il s’agisse d’un objet qui nous enveloppe pendant que nous le manipulons n’y est pas étranger », note le sociologue Emmanuel Pagès[5]. Cette manipulation fait de « sa » voiture un objet que l’on appréhende, que l’on « dompte » disent certains journalistes spécialisés à propos de voitures puissantes, dont on apprend à connaître les réactions, les sensations de conduite, les bruits mécaniques. C’est d’une certaine manière une relation sensuelle qui se crée. Mais ce lien disparaît avec la voiture autonome. Elle devient un objet qui transporte son conducteur physiquement, mais plus émotionnellement. La voiture se déplace seule, sans qu’un être humain n’ait à la manipuler et anticiper son comportement routier. Ainsi, l’automobile autonome est sensationnelle parce qu’elle représente une prouesse technologique impressionnante, mais n’est plus sensationnelle dans la mesure où elle ne délivre plus de sensations à son usager. Alors, l’intérêt de posséder « sa » voiture, que l’on maîtrise, est annihilé.

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Un nouveau marché des usages

L’intérêt de posséder un objet coûteux pour une utilité relative et avec lequel l’usager n’a plus la sensation de conduite étant limité, le marché de l’automobile pourrait se transformer : de la propriété vers l’usage. « Dans dix ans, pour la moitié des Européens, l’automobile sera encore un bien dont on est l’unique propriétaire. Les autres prédisent qu’elle sera un bien que l’on possède à plusieurs ou un service auquel on aura recours le temps d’un besoin » affirme l’Observatoire Cetelem dans son étude La voiture, transport en commun du futur[6]. La consommation de l’automobile se concentrerait davantage à satisfaire un besoin de mobilité plutôt que de s’orienter vers la propriété. C’est sur cette logique que des solutions d’auto-partage ont été développées (par exemple, Koolicar, DriveNow, Maven, etc.). Mais celles-ci rencontrent des difficultés à s’imposer ; certaines, à l’image d’Autolib’, ont périclité.  Cet insuccès peut s’expliquer par l’attachement encore fort à la propriété de « sa » voiture. Mais dès lors que l’on peut disposer d’une voiture dès qu’on en ressent le besoin, dans un délai court et sur le lieu que l’on choisit, ce que permet l’automobile autonome, alors l’intérêt de la propriété de l’objet devient nul.

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Selon cette hypothèse, le marché automobile devrait se segmenter. Il est possible d’imaginer trois types d’usage des véhicules automobiles. D’abord, il y aurait un usage partagé des voitures autonomes. Les particuliers ne seraient plus propriétaires et utiliseraient des véhicules partagés avec d’autres utilisateurs. Les flottes de voitures autonomes seraient la propriété d’entreprises privées. Si certains constructeurs automobiles gèrent des parcs de voitures partagées (Free2Move pour PSA, Moov’in pour Renault, par exemple), de nouveaux opérateurs pourraient investir le marché. Les géants du web (Google, Apple, Amazon, etc.) qui travaillent au développement de programmes informatiques de conduite autonome pourraient eux-aussi proposer leurs propres véhicules à la location. Il est d’ailleurs possible d’imaginer que les véhicules ainsi mis à la disposition seraient standardisés. À cela deux raisons : la réalisation d’économies d’échelles à la fabrication et la dépersonnalisation d’objets créés pour le plus grand nombre d’utilisateurs.

Ainsi, l’automobile autonome favoriserait la standardisation, se réappropriant la célèbre citation d’Henry Ford : « Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir. » Toutefois, l’automobile demeurerait un signe distinctif. L’autonomisation ne saurait que renforcer cette symbolique. En effet, Gardner et Levy avaient noté dans leur ouvrage Le produit et la marque[7]que le logo apposé sur un produit était un vecteur d’image fort. Cette symbolique est encore accentuée par la voiture autonome. Au-delà de la marque, la simple propriété d’un véhicule devient un signe extérieur de richesse.

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Enfin, le plaisir de conduire sera réservé à un nombre réduit de privilégiés. Selon la Commission Économique des Nations Unies pour l’Europe (UNECE), « Les accidents sont le plus souvent causés par une erreur humaine, par conséquent une conduite automatisée contrôlée par ordinateur devrait rendre la circulation routière plus sûre. » Dès lors, il est possible d’imaginer, au-delà de la délégation des fonctions de conduite à la machine, l’interdiction totale de la conduite pour les êtres humains. Dans ce cas, seule une élite serait en capacité de payer une formation de conduite, l’accès à un circuit et bien sûr les voitures munies de commandes de conduite. Ce serait des véhicules sportifs, délivrant des sensations, mais qui seraient exclusivement des jouets.

En définitive, l’automobile autonome met en exergue la rationalité du véhicule automobile et le ramène à sa fonction première : transporter ses passagers d’un point à un autre. La propriété d’un véhicule était indissociablement liée à la sensation de conduite et au sentiment pour le conducteur de maîtriser sa voiture. L’autonomisation, faisant disparaître ce lien, rend la propriété vaine. Ceci n’est pas sans conséquence sur le marché automobile. Celui-ci va considérablement se rétrécir pour ne répondre qu’aux stricts besoins des usagers, à savoir se déplacer. Les véhicules autonomes partagés ne seront alors en stationnement que pendant les périodes d’utilisation creuses. La propriété d’un véhicule deviendra l’exception, là où elle est aujourd’hui la règle. Elle sera le fait de privilégiés souhaitant se distinguer.

Devenant standardisé et ne dispensant plus de sensations de conduite, la voiture deviendrait un objet de consommation désincarné, un ordinateur géant sur roues. Qu’adviendra-t-il de la passion pour l’automobile ?

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[1]DELERM, P. La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Collection L’Arpenteur, Gallimard, 1997

[2]https://www.automobile-club.org/actualites/la-vie-de-l-aca/budget-aca-de-l-automobiliste-mars-2018

[3]https://presse.ademe.fr/2014/05/lautopartage-un-mode-de-deplacement-a-encourager.html

[4]https://www.insee.fr/fr/statistiques/2012694

[5]http://auto-et-sociologie.over-blog.fr/article-32991852.html

[6]https://observatoirecetelem.com/lobservatoire-cetelem-de-lautomobile/la-voiture-transport-en-commun-du-futur/esprit-de-synthese/

[7]GARDNER, B. B. & LEVY, S. J. The product and the brand, Harvard Business Review, mars-avril 1955, pp. 33-39


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